CHAPITRE IV
La nouvelle fit le tour de Shrewsbury, de l’abbaye, du château, de la ville, presque avant que Cadfael n’ait rendu compte de son ambassade à l’abbé Radulphe et n’ait tenu Hugh au courant de sa réussite. Le shérif était vivant et son retour imminent en échange du Gallois pris au gué de Godric. Dans ses appartements en haut du château, le visage de lady Prestcote s’anima et le soulagement la rendit plus expansive. Hugh était ravi non seulement à l’idée de retrouver son chef, mais aussi dans l’espoir d’établir une alliance plus étroite avec Owain Gwynedd dont l’aide au nord du comté, si Ranulf de Chester décidait de passer à l’attaque, pourrait fort bien s’avérer décisive. Le prévôt et des membres des guildes de la ville se montraient en général très satisfaits. Prestcote n’était pas homme à encourager ce genre de relation, mais Shrewsbury avait trouvé en cet officier de la couronne un être juste et bien intentionné, même s’il lui arrivait d’avoir la main lourde et chacun était bien conscient que les choses auraient pu se passer beaucoup plus mal. Tout le monde, cependant, n’éprouvait pas la même joie simple. Il arrive que les justes se fassent des ennemis.
Cadfael revint à ses occupations ordinaires, le coeur en paix. Il vérifia comment frère Oswin s’était tiré de son intérim à l’herbarium et constata qu’il n’y avait rien à redire, il lui restait maintenant à se rendre à l’infirmerie et à réapprovisionner l’apothicairerie.
— Pas de nouveaux malades, depuis mon départ ?
— Aucun. Et il y en a deux qui sont retournés au dortoir, frère Adam et frère Everard. Ils ont beau être âgés, ils ont tous deux une constitution solide ; ils ne souffraient que d’une mauvaise grippe et maintenant tout est rentré dans l’ordre. Je voudrais bien pouvoir renvoyer frère Maurice dans le même état que les deux autres ! dit tristement Edmond. Il a huit ans de moins, il est solide, capable, et il a à peine soixante ans. Si seulement il avait l’esprit aussi sain que le corps ! Mais je crois bien qu’on n’osera jamais le laisser sortir. Sa folie ne le lâche pas. Tu te rends compte, après une vie sans tache consacrée à la prière, il ne se rappelle que le mal qu’on lui a fait, on dirait qu’il n’aime personne. Ah, Cadfael, la vieillesse n’est vraiment pas une bénédiction quand le corps a gardé sa force, maïs non l’esprit.
— Comment ses voisins le supportent-ils ? demanda Cadfael, compatissant.
— Avec une patience toute chrétienne. Et il leur en faut ! Lui est convaincu à présent que chacun complote contre lui. Et il ne l’envoie pas dire, sans parler de torts anciens qu’il n’a que trop bien conservés en mémoire.
Ils entrèrent dans la salle dépouillée où étaient disposés les lits. Située commodément près de la chapelle privée, elle permettait aux malades de se rendre aux offices. Ceux qui pouvaient se lever et profiter de la lumière du jour étaient assis près d’un grand feu de bûches où ils réchauffaient leurs vieux membres et parlaient de crises et de maladies tout en attendant le prochain repas, le prochain office, ou la prochaine distraction. Seul frère Rhys était cloué au lit. Toute une génération de moines ayant participé, avec un magnifique enthousiasme, à la fondation d’une abbaye, deviennent séniles ensemble, laissant ainsi la place à des postulants plus jeunes qu’on admet par un ou par deux après la vague du début. Passant parmi eux, Cadfael songea qu’on ne reverrait jamais tout un chapitre de l’histoire de l’abbaye qui sombrait ainsi dans la retraite et la décrépitude. Dorénavant, les moines entreraient un par un et chacun aurait droit à être respectivement veillé, sur son lit de mort. Seul et digne, il glisserait dans l’autre monde. Ici, il y en aurait bien quatre ou cinq à partir presque ensemble, laissant ceux qui les veilleraient à la limite de l’épuisement, et cela n’intéresserait guère le monde extérieur.
Frère Maurice était installé près du feu ; il était grand, maigre, avec des cheveux très blancs, un visage allongé, patricien et un caractère de cochon. Oblat depuis l’enfance, il avait soudain provoqué Robert, le prieur, en un duel à mort, refusant obstinément de se laisser distraire ou réconcilier avec son ennemi. Dans ses périodes de calme, il était aimable, accommodant et courtois, mais si on touchait à sa famille ou à son honneur, on s’en faisait un ennemi implacable, A présent qu’il était âgé, il se rappelait avec une précision extraordinaire tous les affronts subis dans le passé, tous les procès intentés aux membres de sa famille jusqu’à sa propre naissance et même au-delà, et il ruminait sans cesse en mémoire de tous ceux qui n’avaient pas été vengés.
C’était probablement une erreur de lui demander comment il se portait, mais le moyen de l’éviter, vu son attitude hautaine et pleine de morgue ? Il fronça son nez mince en bec d’aigle et serra ses lèvres bleuâtres.
— Eh bien, voilà autre chose ! C’est vrai au moins ? Il paraît que Gilbert Prestcote est vivant et qu’il va bientôt revenir ici ? Alors ?
— C’est exact, dit Cadfael. Owain Gwynedd le renvoie chez lui en échange du jeune Gallois qu’on a capturé dans la Forêt Longue, il y a quelque temps.
— J’aurais cru que justice serait enfin faite et il serait temps d’y penser, rétorqua Maurice avec hauteur. Mais malgré cela, la justice divine devrait finir par se manifester. Une fois de plus cependant, elle a regardé ailleurs et elle a épargné le méchant.
— Et si tu laissais un peu la justice divine se débrouiller toute seule ? suggéra aimablement Cadfael. Elle n’a pas besoin de nous, tu sais. Je t’ai demandé comment toi tu allais, mon ami, alors ne viens pas me parler d’autre chose. Comment se porte cette poitrine, par les temps qui courent ? Veux-tu un peu de cordial pour te réchauffer ?
Il n’était pas bien difficile de lui faire changer de sujet, car s’il ne se plaignait jamais de sa santé, il appréciait qu’on le flatte en s’intéressant à lui et en le cajolant. Ils le laissèrent apaisé et satisfait et se dirigèrent, très pensifs, vers la porte.
— Je savais qu’il avait des tas de choses sur le coeur, dit Cadfael après avoir refermé la porte, mais pas qu’il en voulait tellement à la famille Prestcote. Qu’a-t-il donc contre le shérif ?
— C’est arrivé du temps de son père, Maurice était encore tout bébé ! s’exclama Edmond, haussant les épaules, avec un soupir résigné. Il y a eu un procès à propos d’un lopin de terre ; après d’interminables arguties, Prestcote a fini par gagner. Pour autant que je sache, c’était un jugement parfaitement équitable, Maurice était encore au berceau et le père de Gilbert sortait à peine de l’adolescence, grand Dieu ! Mais voilà que le pauvre vieux a transformé cet incident en offense mortelle. Et attention, c’en est seulement une parmi d’autres qu’il a gardées en mémoire et pour lesquelles il réclame le prix du sang. Tu auras peut-être du mal à me croire, mais il ne sait même pas à quoi ressemble le shérif. Comment peut-on haïr un homme qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam parce que son grand-père a gagné un procès contre son père à soi ? Pourquoi la vieillesse ne voit-elle que le mal omniprésent ?
Question délicate. D’autant plus que le contraire pouvait être également vrai, certains ne se souvenaient plus que des choses heureuses et avaient oublié tout le reste. Pourquoi un vieillard recevait-il cette grâce alors qu’un autre succombait sous le poids de la malédiction inverse ? Cadfael était bien incapable de répondre. L’équilibre devait se rétablir quelque part, mais où ?
— A ma connaissance, tout le monde n’apprécie pas Gilbert Prestcote, admit Cadfael à regret. Les justes peuvent se faire des ennemis, tout comme les méchants. Et même s’il n’a jamais été le moins du monde corrompu ni cruel, il a parfois eu la main lourde en rendant la justice.
— Alors, il y a quelqu’un ici qui a bien plus de raison de lui en vouloir que Maurice, répondit Edmond. Je suis sûr que tu connais l’histoire d’Anion aussi bien que moi. Il marche sur des béquilles, tu l’as sûrement vu avant de partir pour le pays de Galles ; il va beaucoup mieux et on aime bien qu’il sorte quand il ne gèle pas et que le sol est sec, mais il est encore là, parmi nous. Si Maurice parle trop, lui ne dit rien, mais tu es gallois, et tu sais que les Gallois ne demandent l’avis de personne. Quelqu’un comme Anion qui est à moitié anglais et à moitié gallois, tu arrives à le comprendre ?
— Tout comme toi, répliqua Cadfael. A condition de se rappeler qu’Anglais et Gallois sont des êtres humains.
Il connaissait Anion, en effet, mais n’avait jamais eu l’occasion d’approcher ce serviteur laïc qui s’occupait du bétail ; on l’avait amené d’une des granges de l’abbaye à la fin de l’automne, car il s’était cassé une jambe et la fracture se réduisait mal. Auparavant, on l’avait déjà vu aux alentours de Shrewsbury ; il était né d’une brève union entre un marchand de laine gallois et une servante anglaise. Comme cela arrive fréquemment en pareil cas, il était resté avec sa famille de l’autre côté de la frontière où son père avait une épouse légitime à qui il avait donné un fils légitime peu de temps après la conception d’Anion.
— Ça y est, j’y suis maintenant ! s’exclama Cadfael. Il y avait deux jeunes qui sont venus vendre leurs toisons à cette époque, ils ont bu un coup de trop, il y a eu une bagarre, et l’un des portiers du pont a été tué. Prestcote les a fait pendre pour ça. On a murmuré, quand c’est arrivé, que l’un avait un demi-frère de ce côté de la frontière.
— Griffri ap Griffri, c’était le nom du jeune en question. Anion l’avait rencontré au moment où il était arrivé en ville. Ils s’entendaient bien tous les deux. Il était parti S’occuper des moutons dans le Nord quand ça s’est passé, sinon il serait peut-être arrivé à emmener son frère se coucher sans dommage. Anion est un bon ouvrier et c’est un garçon honnête, mais il est aussi aigri, et il parle peu ; il n’oublie jamais ce qu’on a fait pour lui, en bien ou en mal.
Cadfael soupira. Il avait vu des kyrielles d’honnêtes gens se transformer en assassins sauvages à la suite de ce genre de circonstance. La vengeance pouvait être considérée comme un devoir sacré au pays de Galles.
— Ma foi, il n’y a plus qu’à espérer que ce qu’il a d’origines anglaises l’aide à oublier sa rancune, conclut Cadfael. Cette histoire s’est passée il y a environ deux ans. On n’éprouve pas de ressentiment ad vitam aeternam.
Dans l’étroite chapelle de pierre du château, à la lumière de la lampe d’autel, Elis attendait dans l’obscurité du début de la soirée, serré dans son manteau, dans le coin le plus sombre, gelé à l’extérieur et brûlant intérieurement. C’était là un endroit sûr pour que se rencontrent deux personnes qui sans cela n’avaient jamais l’occasion d’être seules. Le chapelain du shérif était porté sur la dévotion, mais jusqu’à un certain point ; il préférait la chaleur de la grande salle et le réconfort d’une bonne table à cet endroit froid et plein de courants d’air, une fois vêpres terminées.
Le pas de Mélisande sur le seuil eut beau être quasi inaudible, Elis le perçut quand même ; il se tourna avec ardeur pour la prendre par les deux mains, puis il referma vivement la lourde porte, les séparant ainsi du reste du monde.
— Vous connaissez la nouvelle ? demanda-t-elle hâtivement, à voix basse. On l’a retrouvé et on le ramène. Owain Gwynedd a donné sa parole...
— Je sais ! s’écria Elis, et l’attirant à lui, il l’enveloppa à ses côtés dans les plis de son manteau autant pour se protéger tous deux du froid et du vent indiscret que pour montrer qu’ils ne faisaient qu’un.
Il sentit pourtant qu’elle échappait à son étreinte comme une nappe de brume éphémère.
— Vous allez enfin retrouver votre père, j’en suis très heureux, murmura-t-il.
Mais malgré ses efforts héroïques pour mentir, il ne donnait guère l’impression de se réjouir.
— Nous savions bien qu’il en serait ainsi, s’il était vivant.
A ces mots, la voix lui manqua ; il ne pouvait quand même pas lui laisser entendre qu’il aurait souhaité que son père fût mort, ce qui aurait supprimé un obstacle entre eux, lui permettant ainsi de rester prisonnier. Son prisonnier à elle, aussi longtemps que possible, assez en tout cas pour que le miracle désiré se produise, rompant ainsi un lien et permettant qu’un autre se noue, ce qui pour le moment ne leur paraissait guère envisageable.
— Quand il reviendra, il faudra que vous partiez, chuchota-t-elle, appuyant son front glacé à la joue du garçon. Qu’est-ce que nous allons devenir ?
— Comme si je ne le savais pas ! Je ne pense qu’à ça. A quoi cela sert-il ? Je ne vous reverrai jamais. Mais non ! Je ne peux pas accepter ça. Il doit y avoir un moyen...
— Si vous partez, dit-elle, j’en mourrai.
— Mais il le faudra bien, nous le savons tous les deux. Sinon je ne pourrai même pas vous rendre le service de faire revenir votre père.
Mais ni l’un ni l’autre n’étaient capables de supporter cette souffrance. S’il la laissait partir maintenant, tout était perdu à jamais ; personne ne pourrait jamais la remplacer. La petite jeune femme brune au pays de Galles, si loin à présent qu’il avait peine à se rappeler les traits de son visage, ne lui était rien et n’avait aucun droit sur lui. S’il ne pouvait garder Mélisande, il aimait encore mieux se faire ermite !
— Vous voulez vraiment qu’il revienne ? s’enquit-il.
— Oui ! s’écria-t-elle véhémente, déchirée, parcourue de frissons, puis, se reprenant presque immédiatement : Non ! Pas si je dois vous perdre ! Mon Dieu, je ne sais pas, je ne sais plus ! Je vous veux tous les deux – mais vous surtout. J’aime mon père, mais parce que c’est mon père. Il faut que je l’aime, l’amour est un devoir entre nous, mais... Oh, Elis, je le connais à peine, il n’a jamais été assez près pour que je l’aime. Il a toujours été pris par son devoir et ses affaires, ma mère et moi, nous étions seules, et puis ma mère est morte... Il n’a jamais été méchant, il a toujours veillé sur moi, mais il a toujours été si loin. Oui, je l’aime bien sûr, mais c’est tout à fait différent... de la façon dont je vous aime vous ! Cet échange est injuste...
Elle s’abstint d’ajouter « s’il était mort...» mais l’idée était là, toute proche et elle en était horrifiée. Si on ne l’avait pas retrouvé, ou si on l’avait retrouvé parmi les morts, elle l’aurait pleuré, bien sûr, mais sa belle-mère l’aurait plus ou moins laissée épouser qui elle voulait. Ce qui aurait le plus compté pour Sybilla, c’était que son fils hérite de tout et que la fille de son époux se contente d’une dot modeste. Mais pour Mélisande, la dot n’avait aucune espèce d’importance.
— Ah non, ça ne peut pas se terminer comme ça ! jura Elis, farouche. Qu’est-ce qui nous oblige à accepter ? Je ne renoncerai pas à vous, c’est au-dessus de mes forces, je ne veux pas vous quitter !
— Vous êtes fou ! s’exclama-t-elle, se mettant à pleurer contre sa joue. Les hommes d’escorte qui le ramènent ici vous ramèneront. Un marché a été passé et il faudra le respecter. Vous devrez partir, moi rester, et ce sera la fin. Mon Dieu ! s’il ne revenait jamais ici...
Quand elle se surprit à dire des choses pareilles, elle en ressentit de la terreur et enfouit son visage dans le creux de l’épaule de son ami pour que ces paroles impardonnables ne franchissent plus ses lèvres.
— Non, écoutez-moi, mon amour, ma vie ! Qu’est ce qui m’empêche d’aller le voir et de lui demander votre main ? Pourquoi ne m’écouterait-il pas avec impartialité ? Je suis issu de famille princière, j’ai des terres, je suis son égal. Pourquoi n’accéderait-il pas à ma requête ? Je peux vous apporter beaucoup et nul ne vous aimera plus que moi.
Il ne lui avait jamais mentionné, comme il l’avait fait d’un coeur si léger avec frère Cadfael, la jeune Galloise à laquelle il était fiancé depuis sa plus tendre enfance. Mais on avait arrangé cela sans leur consentement. Avec l’appui d’autres personnes, un peu de patience et de bonne volonté, on pourrait sûrement amener lesdites autres personnes à rompre ces fiançailles. Ce n’était certes pas monnaie courante à Gwynedd, mais cela s’était déjà vu. Il n’avait causé aucun tort à Cristina, il n’était pas trop tard pour revenir en arrière.
— Pauvre petit innocent ! s’écria-t-elle partagée entre le rire et la colère. Vous ne connaissez pas mon père ! Tous ses manoirs sont situés près de la frontière. Il a dû suer sang et eau et se battre plus d’une fois pour eux. Vous ne voyez donc pas qu’après l’impératrice son pire ennemi est le pays de Galles ? Et croyez-moi, quand il hait, il ne hait pas à moitié ! Il aimerait encore mieux marier sa fille à un lépreux aveugle de Saint-Gilles qu’à un Gallois, s’agirait-il du prince de Gwynedd en personne. Ne l’approchez surtout pas, vous le rendriez encore plus dur, et il vous mettrait en pièces. Non, croyez-moi, il n’y a rien à espérer de ce côté.
— Je ne vous abandonnerai quand même pas, l’assura Elis, perdu dans le nuage de ses cheveux pâles qui voletaient et lui effleuraient le visage de caresses légères et duveteuses, comme s’ils étaient animés d’une vie propre. Je ne sais pas encore comment, mais je vous jure que vous serez à moi, quoique je doive faire pour vous garder et quel que soit le nombre d’ennemis qu’il me faudra combattre pour dégager le chemin. Je tuerai quiconque s’interposera entre nous, mon cher amour...
— Taisez-vous ! souffla-t-elle. Ne parlez pas ainsi. Cela ne vous ressemble pas. Il doit... Il doit y avoir un moyen...
Seulement voilà, elle n’en voyait aucun. Ils étaient pris dans un processus inexorable qui ramènerait Gilbert Prestcote chez lui et chasserait Elis ap Cynan.
— Nous avons encore un peu de temps devant nous, murmura-t-elle, faisant son possible pour reprendre courage. Il paraît qu’il ne va pas encore très bien et que ses blessures sont à peine cicatrisées. Il ne sera pas là avant une semaine ou deux.
— Mais vous continuerez à venir ? Vous viendrez ? Je ne pourrai pas supporter de ne plus vous voir.
— Je viendrai, dit-elle, les moments que nous passons ensemble sont toute ma vie. Qui sait, il se produira peut-être quelque chose qui nous sauvera...
— Oh mon Dieu, si seulement on pouvait arrêter le temps ! Si on pouvait revenir en arrière et faire que votre père demeure éternellement sur la route sans jamais arriver à Shrewsbury !
Il s’écoula dix jours avant qu’Owain Gwynedd ne donnât d’autres nouvelles. Un courrier arriva à pied, au pas de course, dûment mandaté par Einon ab Ithel, qui ne le cédait qu’au propre capitaine de la garde personnelle d’Owain, son « penteulu ». On amena le messager à Hugh, dans la salle des gardes du château, au début de l’après-midi ; c’était un homme de la frontière, qui avait quelques affaires à traiter en Angleterre et qui parlait couramment la langue.
— Je vous apporte le salut d’Owain, Excellence, par la bouche de son capitaine, Einon ab Ithel. Je suis chargé de vous dire que la compagnie couchera ce soir à Montford et que demain nous vous remettrons le seigneur Gilbert Prestcote dont nous avons la charge. Mais ça n’est pas tout. Messire Gilbert est encore loin d’être remis de ses blessures et de ses fatigues et nous l’avons transporté en litière pendant la plus grande partie du trajet. Tout s’était assez bien passé jusqu’à ce matin, alors que nous avions espéré atteindre la ville et accomplir notre mission en une journée. Pour cette raison, messire Gilbert voulait couvrir les derniers miles à cheval, et non se laisser transporter jusque dans sa propre ville comme un infirme.
Les Gallois comprennent et approuvent ce genre d’attitude, et ils n’avaient sûrement pas cherché à l’en empêcher. Si un homme perd la face, il perd la moitié de son armure, et Gilbert Prestcote était prêt à tout affronter pour entrer dans Shrewsbury très droit sur sa selle et maître de lui-même, jusque dans sa captivité.
— Voilà qui ne m’étonne pas de lui, remarqua Hugh, approbateur, tout en devinant la suite. Mais il aura trop présumé de ses forces. Que s’est-il passé ?
— Il n’avait pas même fait un mile qu’il s’est évanoui et qu’il est tombé ! Oh, rien de très grave, mais une blessure qu’il avait au flanc s’est rouverte et il a perdu un peu de sang. Peut-être a-t-il eu une sorte d’attaque, et ne s’agissait-il pas simplement d’épuisement, car lorsqu’on l’a relevé et soigné, il était très pâle et il avait froid. On l’a bien couvert – Einon ab Ithel l’a même enveloppé dans son propre manteau – on l’a remis dans sa litière et on est repartis vers Montford.
— Il est revenu à lui ? Il a pu parler ? demanda Hugh, inquiet.
— Oh, il est parfaitement conscient, et il parle très clairement depuis qu’il a ouvert les yeux, Excellence. On le garderait bien un peu plus à Montford, si nécessaire, mais maintenant qu’il est si près, il tient absolument à rentrer à Shrewsbury. Il serait peut-être préférable pour sa santé de ne pas le contrarier et, puisque c’est ce qu’il veut, on l’amènera dès demain.
C’était aussi l’avis de Hugh qui se mordit un instant les poings, s’interrogeant sur la meilleure solution.
— Pensez-vous que cette rechute puisse être dangereuse pour lui ? Voire mortelle ?
— Il n’est certes pas en forme, reconnut l’homme en secouant la tête avec détermination, il est très fatigué, et vous le trouverez vieilli, mais pour moi, avec du temps et du repos, et si on s’occupe bien de lui, il redeviendra exactement comme avant. Évidemment, ce ne sera ni rapide ni facile.
— Alors mieux vaut qu’il soit là où il a envie d’être, décida Hugh. Mais ces appartements froids ne me paraissent pas très indiqués. Je me ferais un plaisir de l’emmener chez moi, mais il me semble que c’est à l’abbaye qu’il recevra les soins les plus adéquats. Cela vous gênerait-il de l’y conduire ? Et puis ça lui évitera d’être transporté à travers la ville sans pouvoir bouger. Je m’arrangerai pour lui retenir un lit à l’infirmerie, et je veillerai à ce que sa femme et ses enfants soient logés à l’hôtellerie, tout près de lui. Retournez donc auprès d’Einon ab Ithel ; vous lui transmettrez mon salut et mes remerciements et vous lui demanderez de conduire son homme à l’abbaye. Je vais de ce pas voir frère Edmond et frère Cadfael pour qu’on prépare tout pour lui et qu’il puisse se reposer tranquillement. A quelle heure pensez-vous arriver ? L’abbé Radulphe tiendra à ce que vos capitaines soient ses hôtes avant qu’ils ne repartent.
— Normalement, on devrait être à l’abbaye avant midi.
— Parfait ! Il y aura de la place à table pour tous au repas de midi, avant que vous ne repartiez avec Elis ap Cynan en échange de mon shérif.
Hugh apporta la nouvelle aux appartements de la tour ; lady Prestcote le reçut avec une joie et un soulagement que tempéra quelque peu l’annonce du malaise de son époux. Elle se hâta de convoquer son fils et sa servante, et elle se prépara à se rendre à l’hôtellerie de l’abbaye, où elle trouverait plus de confort, pour y accueillir son mari. Hugh la conduisit elle-même à sa nouvelle résidence puis alla s’entretenir avec l’abbé de la visite du lendemain. Il s’aperçut bien qu’un des membres de la famille le suivit sans mot dire, très pâle, les yeux brillants de larmes autant que de satisfaction, mais il n’y prêta guère d’attention sur le moment. La fille de la première épouse, évincée par le fils de la seconde, était peut-être celle qui avait le plus souffert de l’absence de son père ; elle avait peut-être perdu tout courage à force d’attendre, et son épuisement n’avait pas encore fait place à la joie.
Entre-temps, il y avait bien des murmures et de l’agitation dans la grande cour. L’abbé donna ses ordres et prit ses dispositions pour accueillir dignement à sa table les représentants du prince de Gwynedd. Robert, le prieur, rendit visite aux cuisiniers afin que le reste de l’escorte ne manquât de rien. Puis il recommanda aux palefreniers de s’occuper convenablement des chevaux aux écuries. Frère Edmond prépara la chambre la plus calme de l’infirmerie, une pièce séparée du dortoir, il fit apporter des couvertures chaudes et légères, et allumer un brasero pour réchauffer l’atmosphère, cependant que Cadfael passait en revue ce que contenait son atelier en songeant à cette blessure qui s’était rouverte et à l’éventualité de quelque chose de plus grave qu’un simple évanouissement. L’abbaye avait parfois reçu des groupes plus importants, même une tête couronnée, mais là il s’agissait d’un homme qui rentrait dans son foyer et de Gallois qui avaient eu la courtoisie de le libérer, par conséquent, il s’agissait d’honorer ses convoyeurs comme des princes. D’ailleurs, n’en représentaient-ils pas un ?
Dans sa cellule, au château, Elis ap Cynan était allongé à plat ventre sur sa couchette. Dans sa poitrine, son coeur lui pesait comme une pierre brûlante. Il l’avait regardée partir, mais sans qu’elle le vît. A quoi bon lui infliger la souffrance et le désespoir qu’il éprouvait ? Il valait mieux qu’elle s’éloigne sans un dernier regard, comme ça elle pourrait consacrer toutes ses pensées à son père et l’oublier, lui. Il l’avait suivie des yeux jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce qu’elle disparût le long de la rampe, après la loge du portier, et ses cheveux d’or pâle avaient représenté la seule tache de couleur de cette morne journée. Elle était partie, et la pierre qu’il avait maintenant sur le coeur lui rappelait qu’au mieux il pourrait l’entrapercevoir le lendemain quand on le ferait sortir du château et qu’on l’emmènerait à l’abbaye pour être remis à Einon ab Ithel. Mais après ce jour, à moins d’un miracle, il risquait fort de ne jamais plus la revoir.